” L’empathie fait partie intégrante de notre évolution. Elle en est non pas une caractéristique récente, mais une capacité innée vieille comme le monde”. C’est ce que nous dit Frans de Waal dans ce livre si instructif « L’âge de l’empathie » au Edts Babel, oct 2011. Oui, le monde a pleuré la mort tragique de ces personnes fauchées dans des moments de partage et de joie. Oui, nous sommes bien plus nombreux, nous qui pleurons que ceux qui haïssent. Gardons foi en nous. Pour nous en convaincre, je vous propose ces extraits du livre de F. de Waal :
Préface :
La cupidité a vécu, l’empathie est de mise…L’accent est mis sur ce qui soude une société, sur ce qui justifie qu’on y vive, et non sur la richesse matérielle qu’on peut en extraire…La biologie a aussi expliqué le ciment qui soude les sociétés. Ce ciment est le même pour nous, humains, que pour de nombreux autres animaux. Etre en harmonie avec autrui, coordonner des activités et s’occuper des démunis n’est pas le propre de notre espèce. L’empathie humaine s’appuie donc sur une longue histoire évolutionniste.
P 109 :
En 1959, le psychologue américain Russell Church publia une communication scientifique sous un titre provocateur : « Les réactions émotionnelles des rats à la souffrance d’autrui ». Church, qui apprenait à ses sujets d’expérience à obtenir de la nourriture en pressant un levier, s’aperçut que si un rat remarquait que cette pression envoyait une décharge électrique à un autre rat, il cessait de l’exercer. C’est un fait remarquable. Pourquoi le rat ne continuait-il pas tout bonnement de se gaver en ne tenant aucun compte de son compagnon, qui dansait de douleur sur une grille électrifiée ?…Il semble probable que la vue, le bruit ou l’odeur d’un autre rat qui souffre éveille une réponse émotionnelle innée.
P116
Toute aptitude évoluée est censée présenter des avantages. Si la contagion émotionnelle a vraiment été le premier pas sur la voie de l’empathie avérée, la question est de savoir comment elle a encouragé la survie de l’espèce et la reproduction….Disons qu’un rongeur sauvage en entend un autre pousser des cris perçants et prend peur aussi. S’il s’enfuit ou se cache, il évitera peut-être le sort de l’autre.
P117
La réaction de petits singes à la même expérience que celle sur les rats évoquée plus haut laisse perplexe. Dans les années 1960, des psychiatres américains rapportèrent que ses singes rhésus refusaient de tirer une chaîne qui libérait de la nourriture si elle envoyait une décharge électrique à leur compagnon. Ces singes se laissaient volontairement affamer pour éviter d’infliger une souffrance à un autre.
Là encore, il s’agissait probablement d’altruisme auto-protecteur- le désir d’éviter des spectacles ou des bruits déplaisants. Il est tout bonnement atroce de regarder les autres souffrir, et c’est bien pourquoi l’empathie existe
P 122
Nous voulions étudier les mécanismes de l’empathie, en particulier la façon dont le cerveau relie le monde extérieur au monde intérieur. La vue de l’état d’une autre personne éveille en nous des souvenirs enfouis d’expériences similaires. Je ne parle pas de souvenirs conscients, mais d’une réactivation automatique des circuits neuronaux. Voir quelqu’un souffrir active les circuits de la douleur.
La découverte des neurones miroirs renforce toute l’argumentation au niveau de la cellule.
…En 1992, une équipe italienne de l’université de Parme fut la première à rapporter que les petits singes possèdent des cellules cérébrales spéciales qui ne s’activent pas seulement quand le singe lui-même tend le bras vers un objet, mais aussi quand il voit un congénère le faire…
Ces neurones se caractérisent par l’absence de distinction entre « le singe voit » et « le singe fait ». Ils effacent la démarcation entre soi et l’autre, et laissent entrevoir la façon dont le cerveau aide un organisme à refléter les émotions et le comportement de son entourage.
P126
On n’a pas encore bien compris de quelle façon les émotions d’autrui affectent les nôtres. Une hypothèse, que j’appellerai la théorie du « corps d’abord », tient que tout débute avec le corps. Les émotions suivent. Le langage corporel d’une autre personne affecte notre propre corps, qui crée alors un écho émotionnel en vertu duquel nous réagissons….(On peut dire aussi) qu’en voyant le langage corporel de quelqu’un ou en entendant le ton de sa voix, nous déduisons son état émotionnel, qui retentit alors sur le nôtre.
P128
L’empathie a besoin d’un visage. L’appauvrissement de l’expression faciale s’accompagne de l’étiolement de la compréhension empathique et d’une interaction incolore, dénuée de l’écho corporel que se renvoient constamment les humains.
P184
Les tests de « réaction au miroir » sont passionnants par ce qu’ils nous révèlent sur la manière dont un individu se positionne dans le monde. Un sens de soi affirmé lui permet de traiter la situation de l’autre comme dissociée de la sienne….
Du fait que toutes ces capacités apparaissent en même temps que la reconnaissance de soi dans un miroir, je parlerai « d’hypothèse de coémergence ».
P 185
Pourquoi le souci des autres commence-t-il avec le soi ?… J’offrirai ici ma propre théorie « simplifiée » : l’empathie avancée exige à la fois le reflet mental et la dissociation mentale.
Le reflet mental fait que la vue d’une autre personne dans un état émotionnel particulier induit en nous un état similaire. Nous éprouvons, au sens littéral, son chagrin, son sentiment de perte, son plaisir, sa répugnance, etc., par le biais des « représentations partagée ». La neuro imagerie montre que notre cerveau est activé de la même façon que celui des gens auxquels nous nous identifions. C’est un mécanisme ancien. Il est automatique, débute tôt dans la vie et caractérise probablement tous les mammifères. Mais nous (les humains) allons au-delà de ce mécanisme, et c’est là que la dissociation mentale entre en jeu. Nous isolons notre état de celui de l’autre. Autrement, nous serions comme le jeune enfant qui pleure quand il entend un autre pleurer mais ne peut distinguer sa détresse de celle de l’autre. Comment pourrait-il se soucier de lui s’il ne peut même pas dire d’où viennent les sentiments qu’il éprouve ?
…Pour montrer un intérêt authentique envers une autre personne, pour proposer de l’aide au moment nécessaire, il faut être capable …de se voir comme une entité indépendante. Le sens de soi tient lieu d’amarrage.
P 264
(Beaucoup pensent que) seuls les humains s’engagent dans une coopération à grande échelle avec des individus non apparentés. Des études réalisées dans les zoos firent clairement apparaître que la parenté n’était pas une condition nécessaire et requise pour que les chimpanzés travaillent en étroite collaboration….
La coopération se fonde sur l’entraide et la réciprocité….Les grands singes offrent un élément de comparaison idéal pour comprendre la psychologie de la réciprocité chez les humains.
Nous savons que les chimpanzés rendent la monnaie de leur pièce à ceux qui se sont retournés contre eux…(Ils) règlent leur compte aussi facilement qu’ils rendent service à leur tour.
P 290
La fraternité est également plus facile à comprendre du point de vue des primates, dont la survie dépend si étroitement des liens, de l’attachement et de la cohésion du groupe. Ils ont évolué pour construire des communautés. Mais ils n’ignorent ni la propension à l’égalité ni le lien entre l’effort et la récompense….Une étude nous a montré que plus un primate se dépense en vue d’une récompense, plus il réagit avec véhémence en en voyant un autre obtenir mieux.
P 298
La nature intensément sociale de notre espèce…crève les yeux. L’empathie fait partie intégrante de notre évolution. Elle en est non pas une caractéristique récente, mais une capacité innée vieille comme le monde.
P 303
Lier l’empathie à nos lobes frontaux, qui n’atteignirent leur format extraordinaire qu’au cours des deux derniers millions d’années, (…) je crois exactement l’inverse. L’empathie est une part de notre héritage aussi ancienne que la lignée des mammifères. Elle mobilise des régions du cerveau vieilles de plus de cent millions d’années. Cette capacité est apparue il y a longtemps, avec le mimétisme moteur et la contagion émotionnelle, puis l’évolution a ajouté une couche après l’autre, jusqu’à ce que nos ancêtres non seulement ressentent ce qu’éprouvaient les autres, mais comprennent leurs désirs et besoins éventuels.
P 321
Mencius, sage chinois et disciple de Confucius, nous fait réfléchir sur l’origine de l’empathie et ce qu’elle doit à la communication corporelle. Cette communication explique aussi pourquoi nous peinons à éprouver de l’empathie pour des inconnus. L’empathie se construit sur la proximité, la similitude et la connaissance de l’autre…Combinée avec notre intérêt pour l’harmonie sociale, qui exige une répartition équitable des ressources, l’empathie place l’espèce humaine sur la voie menant à des sociétés à petite échelle qui insistent sur l’égalité et la solidarité….
Une société purement fondée sur des motivations égoïstes et sur les forces du marché produira des richesses mais n’engendrera pas l’unité ni la confiance mutuelle qui rendent la vie digne d’être vécue. Les enquêtes sur le bonheur enregistrent les taux les plus élevés non pas dans les nations les plus riches, mais dans celles où existe le plus fort degré de confiance parmi les citoyens.